L’oiseau file en rase-mottes au-dessus de l’eau du
canal, son ombre dessine un trait fuyant sur la toile liquide frémissante. Le
plafond bas des nuages absorbe rapidement sa silhouette ou peut-être s’enfonce-t-elle
dans l’eau sombre. Dans cet univers particulier la ligne de démarcation entre
ciel et eau est tellement ténue.
A gauche, sur la rive opposée derrière la frange de
cocotiers et de palmiers les rizières somnolent. Le jaune doré des panicules est
un signal : elles sont en sursis. Bientôt elles seront la proie de la
faucille maniée par le poignet souple et rapide du paysan.
Le silence crée une atmosphère holistique où l’homme
communie avec son environnement végétal, minéral, liquide. Mais l’aube est là
prête à libérer l’astre du jour. Il est 5h30. Nous sommes au cœur des
backwaters au Kerala en Inde du Sud, un biotope fascinant.
La veille le bateau-maison avait accosté pour la nuit.
Enfin nous y sommes. En novembre 2016, dans le cadre
d’un périple en Inde du Sud, Madame et moi réalisons un de nos projets, une
croisière en houseboat au Kerala.
L’Ouest de l’Inde du Sud draine désormais depuis
plusieurs années nombre de touristes. Cette partie de l’Inde vaut le détour. Pour
le visiteur occidental elle est peut-être moins déstabilisante ou perturbante
que l’Inde du Nord, ses foules urbaines, sa pauvreté endémique assumée, la mort
visible affichée sans émotion particulière parmi le monde des vivants.
Le Kerala se détache de ce vaste continent indien. Le
PIB est élevé, la pauvreté moins forte et visible, l’éducation est développée,
la respiration démocratique plus affirmée, la tolérance religieuse ancrée dans
une spiritualité oecuménique. Entre les montagnes et la mer le Kerala offre un
terrain de jeu pour un environnement où l’eau, la terre et le ciel s’unissent
pour y créer une atmosphère envoûtante.
L’année 2018 a été dramatique pour une partie du
Kerala. Depuis un siècle on n’avait pas vu une mousson aussi violente. Le cumul
des pluies continues et diluviennes entre mai et août ont entrainé des
inondations catastrophiques et meurtrières. Mais le Kerala se relèvera et je
vous invite à y aller ou à y retourner.
Un passage obligé, une croisière dans les backwaters
(marais), un moment unique en dehors du temps, un paysage d’une grande sérénité
et d’une beauté incomparable.
La veille en fin de matinée, nous avions embarqué à
Allepey pour une croisière au fil des canaux très prisée par les touristes
depuis plusieurs années.
Ces anciennes embarcations de transport ont été
aménagées pour véhiculer les touristes. Appelées Kettuvallam ( bateau avec
nœuds), la coque est en bois de jacquier, la structure supérieure est enserrée de
cordes en fibre de coco dont les nœuds forment une tresse esthétique.
Offrant 2 ou 3 cabines confortables sans luxe tapageur
avec wc, douchette et air conditionné, le houseboat dispose à l’avant derrière
le siège du pilote d’un vaste espace ouvert pour les repas et un salon avec des
sièges larges et profonds. A l’arrière,
c’est le coin des employés et de la cuisine.
Les houseboat sont amarrés côte à côte parallèlement à
la rive. Nous en traversant de bord à bord avant de rejoindre le nôtre. On nous accueille avec un verre de jus de mangue.
La crispation de notre estomac indique que c’est le moment de s’attabler pour
le déjeuner.
Avec nos compagnons de voyage, Edith, Pierre, Michet,
Valérie nous nous imprégnons de cette atmosphère sereine, tranquille. Menu
succulent, varié. Nos papilles gustatives s’en donnent à cœur joie. Même Madame
qui d’habitude a un appétit d’oiseau met du cœur à l’ouvrage. C’est dire…
De larges ouvertures permettent d’être en contact
presque physique avec le canal. Le houseboat glisse sur l’eau, les paysages
défilent. Après le repas on s’installe dans les fauteuils. On échange, on
refait le monde, on respire, on reste immobiles, le temps ne compte plus, on
est en apesanteur.
Après 2 heures de navigation, le bateau-maison
manœuvre pour accoster le long des rives d’un bourg. Passage obligé pour les
touristes. Les boutiques nous attendent.
On en parle entre nous, le Kerala paraît assez aisé. Lors
du trajet en bus on a vu moins de foule dans les villes, moins de cahutes
misérables le long des routes et des villages. La pauvreté est moins présente,
les maisons sont souvent fabriquées en dur avec des tuiles.
Dans ce bourg où nous déambulons il n’y a pas de tentatives
de communication ou d’interpellations. La sobriété est de mise dans
l’expression à l’égard des touristes. Nous faisons partie du paysage. C’est la
sortie des écoles. Le long des échoppes jouxtant le canal des groupes
d’écoliers se forment d’où s’échappent des rires spontanés et d’où s’affichent
visages ouverts et sourires sans calcul.
Certains empruntent une longue barque manœuvrée à la
pagaie par un homme d’une cinquantaine d’années. Destination l’autre rive pour
y déposer les écoliers puis retour pour une autre cargaison. A le voir utiliser
la rame pour ces multiples allers-retours on se dit qu’à la fin de la journée
il doit être épuisé. Mais il gère bien ses efforts. Sa gestuelle économise de
l’énergie. Qui veut aller loin ménage son organisme. 2 écoliers, la rame à la
main, aident à la propulsion de l’esquif qui transporte au moins une
dizaine de personnes.
Sur la terre ferme, des écoliers exécutent une séance
de gymnastique sous l’autorité du professeur. Pas un ne rechigne, la discipline
fait partie de l’éducation. Pompes et
abdominaux au programme. Plus loin on distingue des têtes dans l’eau,
port du bonnet de rigueur. Ils apprennent à plonger et à faire des battements
de jambes dans l’eau du canal.
Je pense, pourquoi cette pensée me traverse l’esprit,
à Léo Lagrange, secrétaire d’Etat aux sports et aux loisirs sous le Front
Populaire. Pour lui le sport, l’activité physique faisaient partie de
l’éducation. Ah ce fameux mens sana in corpore sano.
Nous reprenons notre navigation. De notre poste
d’observation on s’immisce en quelque sorte dans la vie quotidienne des
habitants qui défile devant nous.
Un
couple de personnes âgées assis à l’ombre d’un palmier devant leur habitation
laisse glisser le temps, une jeune femme savonne un linge sur une pierre plate,
les pieds caressés par les jonquilles d’eau qui flottent à la surface, deux
dames d’âge mur devisent tranquillement après la corvée de vaisselle.
Une fillette monte les marches toilette achevée pour
regagner la terre ferme alors que son père barbote encore dans le canal, une
indienne la taille droite drapée dans un sari aux couleurs discrètes, chignon
nouant ses cheveux gris vers l’arrière, marche d’un pas à la fois serein et
altier.
Des hommes en mouvement ou statiques portent le dhoti
traditionnel, longue bande de coton blanc, souvent ramassé autour de la taille
laissant les jambes découvertes.
Puis le regard se porte aussi sur le canal et
l’horizon. La vie et le mouvement y sont aussi intenses.
Aux houseboat transportant des touristes se mêlent des
ferrys souvent à un étage qui desservent bourgs et villages. Ce sont en quelque
sorte des omnibus empruntant les voies fluviales, un réseau dense et
labyrinthique. Parfois le canal se resserre empêchant la navigation des plus
gros navires. La végétation sur les rives semble alors se rapprocher, le
couvert végétal s’incline au-dessus de nos têtes.
Puis le canal devient presque un bras de mer lorsqu’il
rencontre un de ses semblables. On change brusquement de perspectives. La ligne
d’horizon s’éloigne et l’alignement des cocotiers prend ses distances.
Des embarcations effilées, les bateaux-serpents,
tracent leur route rectiligne. Ce réseau forme des artères nourricières
vitales. Le contenu des bateaux est d’une diversité infinie : ballots de
tissus, pierres, matériaux divers, sacs de riz…
Des embarcations, moyens de transport du quotidien,
transportent là un couple de seniors à la sérénité apaisante, plus loin on
croise une mère et son enfant maniant la rame comme on tourne les pédales de sa
bicyclette.
Puis,
spectacle étonnant de jeunes hommes en pleine séance d’entrainement sur leur
canoë-kayak au milieu de la circulation
Ces voies fluviales structurent un espace de
circulation à l’identique d’un plan de déplacement urbain. Les langues de terre
parfois aussi étroites qu’un sentier, frangées de cocotiers ou de palmiers,
sont comme des trottoirs où circulent piétons, paysans, bicyclettes, rarement
des motocyclettes.
Elles accueillent aussi sur des parties plus larges
des aires d’habitation. Etranges ces maisons posées entre canaux et lacs.
Le soleil entame sa course descendante. On a emprunté
une autre voie. On n’a plus le même point de vue barré maintenant par une
frange de végétation et d’habitations. Résultat pas de coucher de soleil dans
le viseur de l’appareil photo.
Le crépuscule enveloppe doucement le bateau qui
accoste. La réglementation interdit la navigation pendant la nuit.
Je me dégourdis les jambes et entame une marche d’exploration.
Elle sera courte. On est de suite dans des propriétés privées avec de belles
maisons à un étage. Quelques indiens lancent leur canne à pêche. Au bout de
l’hameçon un petit poisson s’agite. On le rejette, trop petit pour la friture.
Le canal est central dans la vie des individus. Le
pauvre, il ne sait plus où donner de la tête ! Il est multifonctionnel.
Certes, il permet de se déplacer, et on l’a vu il est
plutôt servi avec cette densité et cette diversité d’utilisateurs. Mais il se
transforme aussi en salle de bains et en lave-vaisselle…
La nuit est tombée. L’un des pilotes se lave dans le
canal puis c’est le tour de son dhoti et de sa chemise. Il savonne puis bat
l’étoffe humide sur une marche de pierre. En face sur l’autre rive des silhouettes
s’agitent dans la pénombre.
Le silence peu à peu n’est plus interrompu par la
navigation au diesel. Quelle félicité. On en jouit pleinement. Dans les cabines
l’air conditionné se met en route à 18h.
On fait honneur au diner. Le service à l’indienne est
parfait. Pas de fausses notes de la part des employés, attentifs, discrets,
rapides qui savent aussi anticiper nos demandes.
Le silence profond des lieux facilite un sommeil
réparateur.
5h30. Je me suis glissé discrètement hors de la
cabine. Assis au fond de mon fauteuil derrière le poste de pilotage, je me sens
seul au bout du monde. Mais la grisaille du petit matin s’éclaircit peu à peu.
Un des employés m’amène un thé et un café. Toujours
cette attention évoquée ci-dessus. Je suis en avance sur le petit déjeuner
prévu pour 8h. Mes excuses de lève-tôt sont accueillies avec un visage serein
qui apaise.
Bientôt la vie reprend. Les moteurs diesel propulsent de
longues embarcations ou plus rarement des barges chargées de produits divers.
Des vaguelettes battent les flancs du houseboat.
Madame me rejoint puis c’est l’heure du petit
déjeuner. Chacun arbore un visage reposé, serein.
Le paysage défile comme un long travelling. Mais tout
à une fin. A 9h après 21 heures de navigation, nous sommes en vue du
débarcadère. Clap de fin sur une étape du circuit qui restera dans nos
mémoires.
Maintenant mes amis, à vous de jouer. Une bonne cure
de sérénité et de bonheur pour le corps et l’âme vous tend les bras...